L'Europe phosphore sur les "crédits nature"

Une entreprise privée pourrait-elle financer un agriculteur s'il protège les oiseaux ou plante des arbres ? L'Union européenne vient d'entamer une réflexion sur des "crédits nature" aux contours encore flous, et cette financiarisation de la biodiversité inquiète les ONG.

Aujourd'hui, "on peut gagner beaucoup d'argent en rasant une forêt, mais pas en plantant une nouvelle et en la laissant vieillir", a déploré lundi, depuis Berlin, la commissaire européenne à l'environnement Jessika Roswall, plaidant pour donner un "prix" à la nature préservée.

Vingt ans après le lancement des "crédits carbone" qui avaient déjà suscité leur lot de polémiques, Bruxelles recherche cette fois des financements alternatifs pour protéger les écosystèmes. 

A ce stade, l'exécutif n'a rien mis de concret sur la table mais la réflexion est engagée dans le sillage d'une table ronde fin avril avec des représentants des agriculteurs, des banques et des organisations environnementales.

"Les fonds publics ne suffiront pas", a souligné Mme Roswall lundi. "Les entreprises veulent contribuer au financement de la nature" et "les agriculteurs, les forestiers et les organismes de protection de la nature s'intéressent de plus en plus" aux investisseurs extérieurs.

Bruxelles s'inspire de projets pilotes en Finlande, en France ou en Estonie, où une initiative est en cours pour récompenser financièrement des propriétaires forestiers s'ils gèrent plus durablement leurs parcelles. 

L'idée est de certifier des actions considérées comme vertueuses pour les écosystèmes. Puis de créer un marché permettant aux entreprises d'acheter des "crédits nature", afin de financer les projets concernés. Comme il existe depuis 2005 un marché des crédits carbone, qui monétisent les tonnes de CO2 absorbées ou non-émises.

Mais "mesurer, identifier et donner un prix à la nature" sera "plus complexe" que de calculer des émissions de dioxyde de carbone, reconnaît une source européenne. 

Et les crédits nature ne pourront "jamais remplacer le financement public" en faveur de la biodiversité, ce serait "quelque chose de complémentaire", assure-t-on. 

L'Union européenne présente ce projet comme une source de revenu complémentaire pour les agriculteurs et les forestiers.

Jusqu'ici, le lobby agricole Copa-Cogeca se montre prudent. Et attend de voir une proposition concrète avant de se prononcer. 

Un marché balbutiant

De leur côté, les ONG ne cachent pas leurs réticences, échaudées par les scandales qui ont marqué la création du marché du carbone, dont des fraudes massives à la TVA.

Aux yeux des écologistes, ces crédits risquent aussi de donner aux entreprises une nouvelle occasion de faire du "Greenwashing" (de l'écoblanchiment) en se présentant faussement plus vertes qu'elles ne le sont véritablement. 

Et y aura-t-il des contrôles pour s'assurer que la nature est restaurée réellement ? 

A ce stade, "même la Commission ne sait pas ce qu'elle veut faire" avec ces crédits nature, s'inquiète Ioannis Agapakis, avocat chez ClientEarth, une organisation environnementale.

Ce juriste redoute surtout que ce type d'initiatives servent à réduire les financements publics de soutien à la biodiversité.

Car le coup d'envoi de ce débat intervient au moment où la Commission s'apprête à négocier le futur budget européen. "Ce n'est pas une coïncidence", croit Ioannis Agapakis.

Au-delà de l'Europe, ces crédits nature également appelés "crédits biodiversité" sont débattus au niveau mondial depuis la Cop15 sur la biodiversité en 2022 à Montréal, et sa vingtaine d'objectifs à atteindre d'ici 2030 pour stopper la destruction de la nature et du vivant.

L'un d'eux prévoit de restaurer "30% des écosystèmes terrestres et aquatiques dégradés" du globe et l'autre de porter à 200 milliards de dollars par an les dépenses mondiales pour la biodiversité, dont 30 milliards d'aides des pays riches.

Le tout en encourageant les Etats à promouvoir "les obligations vertes, les crédits et compensations en matière de biodiversité".

Ce marché balbutiant des "crédits biodiversité" a d'ailleurs animé la Cop16 en octobre dernier en Colombie. 

Pour éviter les dérives, un panel d'expert internationaux y a dévoilé une feuille de route éthique, plaidant pour limiter les crédits biodiversité à des projets de "compensations" à échelle locale uniquement: une forêt détruite en Europe ne se compenserait pas par une plantation en Afrique.

Ce comité consultatif international sur les crédits de biodiversité (IAPB en anglais), juge improbable l'essor d'un marché international unique. Seize pays ont un marché existant (États-Unis, Allemagne, Royaume-Uni, etc) ou un projet (Chine, Australie, etc) en cours.

Par Adrien de Calan